Après avoir disputé la seconde Whitbread, celle de 1977, et effectué plusieurs décennies de croisières dans les Antilles, Neptune envergue un nouveau costume de course pour l’OGR 2023 : aménagements intérieurs redessinés, nouveau gréement, rajeunissement du plan de pont. Commandé par Tan Raffray, un équipage tout neuf va prendre possession du bateau. Mais la mer sillonnée par Neptune ne changera pas pour 2023. L’océan Atlantique connaît les mêmes dépressions et anticyclones à négocier. L’indien reste violent et incertain. Le Pacifique porte toujours aussi mal son nom dans le grand sud. À l’aide du livre de bord qu’il a conservé, Daniel Gilles, équipier à bord du bateau en 1977, se souvient de moments forts dans les hautes latitudes.
La maîtrise du vent
Bien sûr les moments de grâce - couchers de soleil, albatros, aurores boréales, et conciliabules amicaux dans le cockpit - marquent les souvenirs de cette épopée. Mais c’est le gros temps, avec ses vrais coups de vent et ses vastes houles, qui impriment le disque dur de la mémoire de manière indélébile à la fin de la « longue route ». Ils font partie des souvenirs rares, hors limites, d’une expérience unique et recherchée. Les vents portants d’ouest dans l’océan Indien, engendrés par des dépressions creuses, cheminent tout autour du monde sans aucun barrage. À bord de Neptune, quelques jours avant les îles Kerguelen, nous avons subi le baptême du feu dans une survente qui passa brusquement de 20 à 50 nœuds. « Pas de mer, elle n’a pas eu le temps de se former. La moindre crête est soufflée. Le brouillard d’eau de mer formé sur plusieurs mètres d’épaisseur est éclairé par le soleil d’été. Tout fume, tout est blanc dans une atmosphère de rage. Et l’on perçoit que le vent peut encore faire … mieux. Le résultat ne se fait pas attendre : le tangon de spi se brise comme une allumette et nous perdons également notre meilleur spi dont les lambeaux fouetteront le ciel avant que nous montions à tour de rôle, armés d’un couteau, en tête de mât. » Nous apprendrons que ces grains « blancs » qui nous survolent et s’enfuient devant nous ne sont pas toujours porteurs de vent. Le piège est là. Quelques jours plus tard, nous y laisserons notre second tangon. Avec les morceaux récupérés sur le pont, nous parviendrons à manchonner, par les moyens du bord, un nouvel espar indestructible. Jean, notre gréeur, un ancien de l’America’s Cup, invente dans les heures qui suivent, un système de largage du bras de spi, à partir du cockpit. D’une certaine manière, nous avions dompté l’Indien en nous donnant la possibilité d’amener le spi en quelques secondes avant la survente.
La mer angoissante
Au cours de cette étape, nous avons pris conscience de la force du vent et de la possibilité d’en conserver la maîtrise. Pour ce qui est de la mer, c’est une autre histoire. L’angoisse peut effleurer dans les esprits alors que la forte houle n’en finit pas d’enfler d’heure en heure. Il semble que rien ne puisse arrêter sa progression. Les grosses vagues surplombant le pont de toute leur hauteur déferlent dans un formidable grondement sourd. L’anxiété s’accroît avec la situation du bateau placé à « mille milles de toutes terres habitées. » L’interrogation pointe son nez : et si ces montagnes liquides continuaient à se creuser ? Dans mes notes, cette remarque : « Depuis ce matin, sur le pont, pas question de plaisanter. La moindre erreur est à proscrire. La mer est pour la première fois dangereuse. Le bateau se défend à merveille dans ce vent de 50 noeuds. Aucune vague n’a encore embarqué. Il faut garder de la vitesse. Nous sommes rattrapés par des petits monstres qui déferlent, projetant le bateau au-delà des 20 nœuds. C’est depuis le départ la mer la plus forte, et nous éprouvons la nécessité de porter nos harnais … ».
Au tapis, couché dans la mer
Quelques jours plus tard, nous allons au tapis. La mer est forte depuis plusieurs heures. En quelques secondes, une survente tombe sur le bateau. Puis une méchante vague rompt son équilibre dans la fuite au vent arrière. À la barre, « Je ne peux contrer le lof qui s’amorce rapide, inexorable. Le bateau remonte dans le vent, et le grand foc, tenu par le tangon se trouve bordé à contre. Le bateau est stoppé et se met à gîter à mort, en travers du vent et de la mer. La coque est engagée jusqu’au liston, la plage avant est sous l’eau jusqu’au mât. La grand-voile en pantenne faseye dans un vacarme assourdissant. J’ai l’impression de conduire une semi-remorque de 20 tonnes sur une route verglacée. La barre est sollicitée à bloc pour remettre le bateau en route. Mais sans vitesse, il ne répond pas. Après quelques secondes, une vague frappe l’étrave dans un bouillonnement d’écume blanche. Elle permet au bateau de prendre un peu d’erre, de répondre à la barre, enfin d’abattre, et de retrouver le vent arrière. Le bateau se redresse brutalement, accompagné du bruit sourd provoqué par la formidable claque du grand foc qui se regonfle. Tout le monde est resté à bord, nous soufflons. Rétrospectivement, il ne reste plus qu’à avoir peur ! » Le mât a tenu. De nombreux mousquetons de foc sont déchirés, pris à contre, pressés contre l’étai. S’en suivent quelques furieux zigzags frôlant l’empannage, ainsi qu’un nouveau départ au lof. Il faut reprendre la main. Le stop aura duré une trentaine secondes interminables, dans un vent réel estimé entre 50 et 60 nœuds.
L’arbre vert
Après 38 jours de mer, devant nous, la côte nord de la Nouvelle-Zélande sort de l’horizon. Nous longeons bientôt la terre ; nous respirons son odeur ; nous devinons ses maisons. Les arbres verts de l’été des antipodes prennent alors un relief remarquable au bout des 7 193 milles de l’immensité bleue.
Daniel Gilles